Rubrique : PLUS QU’UNE SAVEUR DU MOIS
Les défis du télétravail
Interprétation scientifique
Le télétravail est attrayant et sa popularité grandissante; éviter les bouchons de circulation, gérer ses heures de travail, être plus présent pour la famille… à première vue, la solution semble idéale! Toutefois, il n’est pas si certain que cette solution soit adaptée, voire adaptable, à tous. En effet, le télétravail peut être synonyme de stress et de tensions et peut diminuer le bien-être chez plusieurs personnes. Ainsi, malgré les avantages du télétravail pour certains, il faut être prudent avant d’adopter cette pratique à grande échelle.
Perry et ses collaborateurs (2017) se sont donné comme objectif de comprendre l’effet du télétravail sur le bien-être des salariés/employés (ci après : salariés), en fonction de la proportion du travail effectué à distance. Pour relever ce défi, ils ont eu recours à deux théories : le modèle demande-contrôle-personne et la théorie motivationnelle de l’autodétermination. À partir des résultats de recherches précédentes sur le sujet, les auteurs ont identifié la personnalité (la stabilité émotionnelle) et l’autonomie comme deux variables exerçant une influence sur le degré de bien-être des salariés et les tensions ressenties en contexte de télétravail.
Conseillers experts
Sarah LEBLANC, candidate au doctorat en psychologie organisationnelle, Université de Sherbrooke
Philippe LONGPRÉ, Ph. D., psy., CRHA, professeur adjoint, Département de psychologie, Université de Sherbrooke
Auteurs
Étienne FOUQUET, auxiliaire de recherche, Université de Sherbrooke
Josée CHARBONNEAU, auxiliaire de recherche, Université de Sherbrooke
Cette initiative a été rendue possible grâce à une collaboration avec l’Université de Sherbrooke.
LE MODÈLE DEMANDE-CONTRÔLE-PERSONNE
Le modèle demande-contrôle-personne tient compte de l’équilibre demande/ressources. La demande fait référence aux exigences liées au travail (par exemple, de longues heures de travail ou le rendement attendu). Le contrôle est, pour sa part, lié au degré d’autonomie du salarié (par exemple, latitude concernant l’emploi de son temps et sentiment de compétence dans l’exécution de ses tâches). Enfin, la composante « personne » correspond aux caractéristiques personnelles du salarié (par exemple, stabilité émotionnelle).
Selon ce modèle, les demandes ont le potentiel d’engendrer des effets préjudiciables sur le bien-être des salariés, lesquels recourent à des ressources personnelles et de contrôle pour amortir ces effets. Une demande peut donc devenir stimulante, dans le cas où les ressources personnelles et de contrôle sont mobilisées.
LA THÉORIE MOTIVATIONNELLE DE L’AUTODÉTERMINATION
Le modèle de l’autodétermination postule que toutes les personnes ont des besoins innés communs, à savoir le sentiment de compétence, d’autonomie et d’appartenance. L’assouvissement de ces besoins se traduit par le bien-être et la motivation des salariés au travail.
QU’ENTEND-ON PAR :

Télétravail
Le télétravail fait référence au fait de travailler dans un endroit différent du lieu de travail principal, c’est-à-dire dans un lieu qui n’est pas un bureau principal exploité par l’organisation, comme la maison, les cafés ou les sites clients. Selon cette définition, un bureau satellite de l’organisation ne serait pas considéré comme du télétravail, puisqu’il n’est qu’une extension du lieu principal de travail.

Les tensions
Les auteurs définissent le bien-être en cinq dimensions liées entre elles : affective, sociale, cognitive, professionnelle et psychosomatique :
Il s’agit d’un état de bien-être diminué qui se produit lorsque les ressources[1] d’une personne (énergie, soutien, temps, caractéristiques personnelles) sont menacées ou épuisées, ce qui l’empêche de gérer efficacement les demandes liées au travail, d’atteindre les objectifs visés ou de s’engager dans son développement personnel et professionnel. Les auteurs présentent trois types de tensions :
1. L’épuisement, soit une baisse du niveau global d’énergie psychologique et affective nécessaire pour accomplir certaines tâches liées au travail ;
2. Le désengagement, soit un faible degré d’engagement et de dévouement envers le travail ;
3. L’insatisfaction, soit une attitude négative développée en fonction des jugements du salarié par rapport à son expérience de travail globale.

L’autonomie
L’autonomie réfère au degré de latitude dont un salarié dispose pour planifier et organiser son travail, ainsi que pour déterminer les moyens qu’il utilisera pour atteindre ses objectifs. L’autonomie concerne non seulement le lieu du travail (où?), mais aussi et surtout comment réaliser les tâches (comment?).
Dans ce texte, l’autonomie et la stabilité émotionnelle sont les variables exerçant une influence sur le degré de bien-être des salariés. Toutefois, le besoin d’autonomie tel que conceptualisé dans la théorie de l’autodétermination réfère plutôt à la perception des salariés de leur capacité à « structurer et contrôler comment et quand ils accomplissent leurs tâches particulières ».[2]

La stabilité émotionnelle
La stabilité émotionnelle représente la tendance générale d’une personne à demeurer calme, détendue et confiante face à des situations stressantes, ce qui lui permet de ne pas en être indisposée. Il s’agit d’un trait de personnalité qui favorise une plus grande autonomie. Ainsi, les salariés ayant des niveaux plus élevés de stabilité émotionnelle sont mieux équipés pour gérer à la fois les défis et les avantages inhérents au télétravail.
Référence complète
Perry, S. J., Rubino, C. et Hunter, E. M. (2018). Stress in remote work: two studies testing the Demand-Control-Person model. European Journal of Work and Organizational Psychology, 1-17.
Méthode
Les chercheurs ont effectué leur analyse à partir des résultats de ces deux études :
Étude 1 : Demande-contrôle-personne
L’étude 1 visait à recueillir des données quant aux demandes et au contrôle.
Au total, 258 adultes actifs travaillant à temps plein ont participé à deux enquêtes, qui se sont faites à trois mois d’intervalles, à travers la plateforme de questionnaire en ligne MarketTools Zoomerang, qui regroupe des participants de plusieurs pays.
L’échantillon final comprenait :
• 55% de femmes et 45% d’hommes;
• Âge moyen de 45 ans;
• Moyenne d’ancienneté de 9 ans;
• Moyenne de travail de 43h/semaine;
• Salaire moyen de 44 882 $;
• 62% détenaient un diplôme d’associé[3];
• 34% travaillaient à distance à un certain degré pendant la période de trois mois.
Étude 2 : Autodétermination
L’étude 2 visait à recueillir des données quant aux besoins innés.
Au total, 145 salariés professionnels à temps plein de trois organisations du Sud des États-Unis (une firme d’ingénierie, une firme de technologie et une agence gouvernementale locale composée du personnel du service des ressources humaines et des managers/gestionnaires ou supérieurs hiérarchiques) ont eu à remplir un questionnaire en ligne. Ces organisations offraient la possibilité aux salariés de travailler à distance.
L’échantillon final comprenait :
• 41% de femmes;
• 39% appartenant à une minorité;
• Âge moyen de 44,3 ans;
• Ancienneté de 7,4 ans en moyenne;
• Moyenne de travail de 41,9 heures/semaine;
• Salaire moyen de 66 918 $;
• 41% avaient un diplôme d’associé ou supérieur.
QUE RÉVÈLENT LES RÉSULTATS DE L’ÉTUDE?
Les principales conclusions de l’étude
Plus l’autonomie et la stabilité émotionnelle d’un salarié sont élevées, moins il ressent de tensions liées au télétravail. Quatre situations peuvent se présenter :
Des niveaux d’autonomie et de stabilité émotionnelle élevés.
- Les salariés se trouvant dans cette situation seraient les plus à même de répondre à leurs besoins de compétence, d’autonomie et d’appartenance, ce qui augmenterait leur capacité à gérer les demandes du travail et le stress lié.
- Pour ces salariés, le télétravail n’a généralement pas d’effet négatif sur leur bien-être.
- Pour ces salariés, plus le nombre d’heures de télétravail augmente, moins les tensions sont ressenties.
Un niveau d’autonomie élevé, mais un faible niveau de stabilité émotionnelle.
- Les salariés se trouvant dans cette situation possèderaient moins de ressources personnelles pour répondre à leurs besoins en termes de sentiment de compétence, d’autonomie et d’appartenance. Le déséquilibre entre la grande latitude dont ils disposent et des ressources personnelles insuffisantes est susceptible de générer des tensions.
- Dans ce cas, le télétravail peut mener à une augmentation des tensions et à une diminution du bien-être.
- Pour ces salariés, un nombre d’heures croissant de télétravail pourrait augmenter les tensions ressenties.
Un faible niveau d’autonomie, mais un niveau de stabilité émotionnelle élevé.
- Malgré une stabilité émotionnelle élevée, lorsque le degré de latitude dans le travail est faible ou absent, il en résulte une diminution de la perception de l’autonomie et de la compétence, pouvant mener à une diminution du bien-être au travail.
- Pour ces salariés, un nombre d’heures croissant de télétravail pourrait augmenter les tensions ressenties.
De faibles niveaux d’autonomie et de stabilité émotionnelle.
- Les salariés se trouvant dans cette situation seraient moins à même de développer un sentiment personnel de compétence, d’autonomie et d’appartenance. Une latitude moindre dans l’exécution de leur travail pourrait contrebalancer un niveau de stabilité émotionnelle moins élevé, favorisant ainsi leur bien-être au travail.
- Pour ces salariés, la trop grande latitude offerte par le télétravail peut générer de grandes tensions.
- Pour ces salariés, même un nombre d’heures restreint de télétravail pourrait augmenter les tensions ressenties.
PISTES D’ACTION POUR LES EMPLOYEURS
Le secret de la gestion du télétravail se trouve dans le soutien offert aux salariés!
Tenir compte de la personnalité des salariés
Tenir compte de la personnalité ne revient pas à choisir qui travaillera à distance en fonction d’un type de personnalité en particulier. Il s’agit plutôt d’encadrer chaque salarié de manière personnalisée en fonction de ses besoins. Par exemple, il est possible d’accorder davantage d’autonomie à un salarié qui démontre une plus grande stabilité émotionnelle, lequel sera alors plus efficace en situation de télétravail.
Outre la personnalité, d’autres facteurs individuels sont importants à considérer pour prédire le succès du télétravail, comme les motivations, les intérêts, les perceptions et le savoir-faire. Il est important de prendre le temps de discuter avec les salariés et de les impliquer dans le processus décisionnel afin d’en favoriser le succès.
Équilibrer le télétravail et le niveau d’encadrement
Bien que les salariés puissent souhaiter des arrangements en termes de télétravail, les défis qui y sont associés peuvent constituer des facteurs de stress et, éventuellement, générer des tensions.
Un soutien organisationnel adéquat peut favoriser le développement d’un plus grand sentiment de contrôle chez le salarié, voire pallier un niveau moindre de ressources personnelles.
Certaines mesures peuvent aider les salariés qui travaillent loin du bureau :
- Offrir une formation sur la gestion des demandes et la façon de tirer parti des avantages du télétravail;
- Fournir de l’équipement approprié pour le télétravail;
- Énoncer clairement les attentes en matière de procédures et de performance;
- Assurer des contacts réguliers (virtuels ou en face à face).
Envisager des alternatives
Limiter l’étendue du télétravail et/ou offrir d’autres formes de flexibilité, telles que les horaires flexibles, peut représenter une alternative attrayante pour ceux qui ne parviennent pas à s’épanouir dans le télétravail intensif.
Assurer un suivi continu
Parmi les principaux risques liés au télétravail, les salariés mentionnent la surcharge de travail, les conflits travail-famille, le manque d’accès à l’information et l’isolement. Ces risques peuvent augmenter en intensité avec le nombre d’heures croissant de télétravail, ce qui demande une vigilance supplémentaire dans les cas où un nombre d’heures élevées de télétravail sont effectuées.
Selon les niveaux d’autonomie et de stabilité émotionnelle des salariés, la quantité de télétravail peut impacter plus ou moins fortement les tensions et le bien-être et augmenter les risques liés. Ceux-ci peuvent accroître le désengagement, l’insatisfaction et l’épuisement. Il est donc crucial de sonder régulièrement les travailleurs à distance sur leur situation et de prévoir les réajustements nécessaires.
ATTENTION! Lorsque le travail réalisé à distance implique un grand nombre d’interactions entre les salariés, il est important de les préparer à communiquer ensemble de manière virtuelle, c’est-à-dire de s’assurer que les moyens de télécommunication sont adéquats et qu’ils permettent de réaliser le travail en équipe de façon équivalente au travail en personne. En effet, la distance physique crée un phénomène de distance psychologique, ce qui affecte négativement la confiance, la cohésion, la communication, la prise de décision, la reconnaissance mutuelle et ainsi, la satisfaction et le rendement global.

RECOMMANDATION DE NOS EXPERTS
Ne pas négliger le contexte organisationnel!
Lorsqu’il est question de psychologie, tout est déterminé à la fois par l’individu et la situation dans laquelle il évolue. Il est donc primordial de prendre le temps d’évaluer la capacité du salarié à bien évoluer dans un contexte de télétravail, mais aussi de réfléchir au contexte dans lequel le télétravail se produit afin de rendre le tout optimal.
La réalité n’est pas simple : avant d’implanter le télétravail, il est important de réfléchir et d’analyser s’il présente plus d’avantages que d’inconvénients pour votre organisation. Outre le degré d’autonomie accordée aux salariés, cette analyse peut porter sur le type de tâches et d’emplois touchés, le style de supervision et de soutien offert, le climat au sein de l’équipe, l’utilisation des technologies d’information et de communication, la culture organisationnelle ainsi que l’organisation du travail.
En résumé, chaque contexte est unique en soi. En tant que manager/gestionnaire, vous êtes les mieux placés pour déterminer si, à première vue, ce genre d’arrangement est intéressant pour votre organisation.
POUR CITER CETTE INTERPRÉTATION SCIENTIFIQUE GLOBAL-WATCH
Leblanc, S., Longpré, P., Fouquet, E., Charbonneau, J. (2018). Les défis du télétravail. Interprétation scientifique Global-Watch disponible sur www.global-watch.com
POUR CITER L’ARTICLE ORIGINAL DES AUTEURS DE L’ÉTUDE
Perry, S. J., Rubino, C. et Hunter, E. M. (2018). Stress in remote work: two studies testing the Demand-Control-Person model. European Journal of Work and Organizational Psychology, 1-17.
Aussi disponible sur global-watch.com
RÉFÉRENCES
[1] Pour plus d’informations sur le concept de « ressources » référez-vous à l’article Retour au travail durable de personnes ayant un trouble mental commun : miser sur les ressources disponibles.
[2] Spector, P. (1986). Perceived control by employees: A meta-analysis of studies concerning autonomy and participation at work. Human Relations, 39, 1005–1016.
[3] Le diplôme d’associé est un diplôme américain, canadien ou néerlandais attribué aux étudiants qui ont terminé avec succès un cursus d’études supérieures d’une durée de deux ans.
