Quand technologie et vie personnelle ne font pas nécessairement la paire!

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Interprétation scientifique

Dans nos sociétés modernes, la façon de travailler évolue sans cesse et est facilitée par les technologies de la communication, qui permettent la connectivité, l’immédiateté et, par le fait même, une perméabilité des frontières qui séparaient jadis les domaines du travail et de la vie privée. Il serait toutefois erroné de blâmer la technologie en elle-même : les appareils peuvent être désactivés, les courriels peuvent être filtrés et les appels entrants peuvent être dirigés à la messagerie vocale. Il demeure néanmoins que l’hyperconnexion rend les individus plus accessibles et leur impose, de manière implicite, d’être disponibles en tout temps. Quel en est l’impact sur les salariés?

Pour répondre à cette question, nous avons interprété l’étude de Derks et ses collègues, 2015, qui se sont intéressés à l’effet des téléphones intelligents (smartphones) sur l’interférence travail-vie personnelle, et à comprendre plus précisément le rôle que jouent les normes sociales et l’engagement au travail des salariés sur cette relation.

Conseillère experte

Guylaine LANDRY, professeure en gestion des ressources humaines, ESG UQAM

Auteurs

Étienne FOUQUET, chercheur doctoral, Université de Sherbrooke

PATRICE DANEAU, auxiliaire de recherche, Université de Sherbrooke

JOSÉE CHARBONNEAU, auxiliaire de recherche, Université de Sherbrooke

Cette initiative a été rendue possible grâce à une collaboration avec l’Université de Sherbrooke.

QU’ENTEND-ON PAR :

Interférence travail-vie personnelle

L’interférence travail-vie personnelle fait référence à un processus d’interaction négative entre le travail et la vie privée. Plus précisément, elle est définie comme une forme de conflit interrôles dans lequel la pression du rôle lié au domaine du travail est incompatible avec la pression du rôle lié au domaine familial, de telle sorte que le rôle attendu au travail est en conflit avec le rôle qui doit être exercé la maison.

Normes sociales

Les normes sociales réfèrent à des règles de conduite dans une société ou un groupe social tel que l’organisation. Elles prescrivent ce que l’individu peut ou ne peut pas faire. Elles traduisent les valeurs et les idéaux dominants de la société ou du groupe1. Dans le cadre de l’article étudié, les normes sociales réfèrent aux exigences et attentes du supérieur immédiat et des collaborateurs quant à l’usage du smartphone et à la disponibilité de l’individu hors des heures normales de travail.

Engagement au travail

L’engagement au travail est défini comme un état d’esprit positif et épanoui au travail. C’est une expérience agréable pour de nombreux travailleurs, qui va de pair avec des sentiments d’énergie (vigueur), de dévouement et d’absorption dans son travail.

Référence complète

Derks, D., Duin, D., Tims, M., & Bakker, A. B. (2015). Smartphone use and work–home interference: The moderating role of social norms and employee work engagement. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 88(1), 155-177.

Méthode

 

 

 

Les participants ont été recrutés par des annonces en utilisant des médias sociaux tels que Facebook et LinkedIn. Les participants potentiels ont été invités à envoyer un courriel à l’un des chercheurs s’ils étaient disposés à participer à une étude sur les « conditions de travail ».

 

Le critère de sélection principal était de posséder un smartphone fourni et payé par l’employeur.

 

Les données ont été recueillies par questionnaire en ligne et par réponse à des courriels envoyés chaque jour pendant quatre jours de travail consécutifs.

 

Les auteurs prennent en compte dans leur étude les différents niveaux de charge de travail. Comme cela peut influer sur l’utilisation du smartphone à la maison de façon ponctuelle, ils se sont assurés que cette variable ne représente pas un biais.

 

 

 

  • 100 participants au total
  • Âge moyen de 40,81 ans
  • 75 % sont des hommes, 25 % des femmes
  • 85 % vivaient en couple
  • 67 % avaient des enfants à la maison
  • 12 % étaient célibataires et sans enfants
  • Secteurs de travail variés

 

Parce qu’il faut toujours interpréter une étude avec prudence

 

Les auteurs de l’étude n’ont pas pris en considération le type de culture organisationnelle, qui peut aussi influer sur la gestion de la perméabilité de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle. Aussi, on ne tient pas compte de l’usage du smartphone à des fins personnelles.

 

QUE RÉVÈLENT LES RÉSULTATS DE L’ÉTUDE ?

L’usage du smartphone hors des heures de travail génère de l’interférence travail-vie personnelle. Cette intrusion du smartphone dans la vie personnelle est accrue lorsque la disponibilité hors des heures de travail représente une norme sociale établie par le supérieur immédiat et les collaborateurs. Toutefois, un grand engagement au travail du salarié le protègerait contre les effets néfastes de la connectivité continue.

Principaux résultats

Pistes d’interprétation

1) Normes sociales – supérieur immédiat

Les salariés qui utilisent leur smartphone hors des heures de travail ressentent davantage d’interférence travail-vie personnelle s’ils perçoivent qu’il s’agit d’une attente de leur supérieur.

  • Parce que le superviseur peut avoir une grande autorité et être un modèle pour le salarié, il peut exercer une pression (directe ou indirecte) de rester connecté, d’être accessible et de réagir aux messages entrants en tout temps.
  • Certains salariés peuvent rester connectés parce qu’ils valorisent la relation avec leur supérieur ou parce qu’ils perçoivent que leurs chances de promotion seront plus importantes.
  • Les comportements attendus au travail peuvent être incompatibles avec les comportements attendus à la maison.

2) Normes sociales – collaborateurs

Les salariés qui utilisent leur smartphone hors des heures de travail ressentent davantage d’interférence travail-vie personnelle s’ils perçoivent que ce comportement est attendu des collaborateurs.

 

Mais l’effet des collaborateurs est moindre que l’effet du supérieur immédiat.

  • Dans les équipes de travail où il est normal de se contacter librement en dehors des heures normales de bureau pour régler les problèmes liés au travail, les salariés pourraient se conformer à cette norme sociale.

 

 

 

  • Les salariés qui font partie d’une organisation caractérisée d’une culture qui valorise la connexion permanente vivent des niveaux plus élevés d’interférence travail-vie personnelle.

3) Engagement au travail

Les salariés plus engagés envers le travail ressentent moins d’interférence travail-vie personnelle, même lorsqu’ils utilisent le smartphone hors des heures de travail

  • Les salariés engagés perçoivent le travail comme une expérience positive, faisant en sorte que le travail n’interfère pas trop avec leur vie familiale, même lorsqu’ils utilisent leur smartphone en dehors du travail.

 

  • L‘engagement au travail est lié à un taux d’achèvement des tâches supérieur au cours de la journée de travail, ce qui pourrait réduire la probabilité de débordement en dehors du travail.

PISTES D’ACTION POUR LES EMPLOYEURS

Des actions simples et pratiques peuvent être mises en place pour réduire l’interférence travail-vie personnelle.

Pistes d’action

Exemples

Gérer les attentes liées à l’utilisation de la technologie à l’extérieur du travail

  • Soyez explicites et nommez ce qui est attendu de la part des salariés en termes de connectivité.
  • Sensibilisez les salariés aux pièges potentiels de l’utilisation du smartphone en ce qui concerne l’équilibre entre le travail et la vie privée.
  • Sensibilisez les salariés sur l’importance de prendre des moments de pause et de décrocher du travail.

Être conscient des attentes et des normes sociales qui peuvent créer de la pression à rester connectés

  • Soyez attentif au comportement hors travail des salariés.
  • Bien qu’il puisse être néfaste d’interagir avec le travail sur ses temps libres, pour certains, cette possibilité peut s’avérer utile. Comme les besoins de chacun sont différents, misez plutôt sur la flexibilité et l’autonomie de pouvoir travailler au moment qui convient le mieux, ce qui peut par ricochet contribuer à l’engagement au travail des salariés.

Sensibiliser les supérieurs immédiats

  • Amenez les supérieurs immédiats à prendre conscience que les courriels qu’ils envoient après les heures de travail ont des destinataires.
  • Ces destinataires peuvent penser qu’il est normal de répondre à des messages liés au travail pendant les loisirs, ce qui peut aboutir à une norme sociale collective à demeurer connectés partout, tout le temps!
  • En cette matière, les comportements du supérieur ont plus d’impacts sur les salariés que les politiques établies.
  • Adoptez une politique sur l’usage des smartphones et autres technologies fournies aux salariés.

Miser sur l’engagement au travail

  • Engagez vos salariés! L’étude montre que l’engagement au travail des salariés est associé à une meilleure gestion des limites entre le travail et la vie privée.
  • L’engagement au travail agit comme un facteur de protection. Comment donc accroître l’engagement au travail? Notamment en accroissant les ressources dont disposent les salariés pour faire face aux demandes du travail. Par exemple, accroître l’autonomie et le soutien social ou encore donner du feedback. Ces ressources ont un effet motivationnel associé au sentiment d’engagement au travail.
  • Aussi, l’organisation peut aider les salariés à développer leurs ressources personnelles (ex. : sentiment d’efficacité, saines habitudes), elles aussi liées à l’engagement au travail.

RECOMMANDATION DE NOTRE EXPERTE

L’interférence travail-vie personnelle est associée à plusieurs conséquences négatives, qu’on parle de l’accroissement du stress, de la réduction de la performance, du déclin de la santé ou de la diminution de la satisfaction face à la vie en général et la vie familiale en particulier. Clairement, l’interférence travail-vie personnelle entraîne des conséquences néfastes tant pour l’organisation que pour les salariés. Les organisations ont donc tout intérêt à agir sur les comportements (ex. :
usage du smartphone hors des heures de travail) et les normes de conduite (ex. : influence du supérieur immédiat sur les salariés) qui accroissent l’interférence travail-vie personnelle.

Comme d’autres avant elle, la présente étude démontre l’effet des nouvelles technologies sur l’interférence travail-vie personnelle des salariés. Attention donc aux comportements et attentes des supérieurs immédiats face à l’utilisation des smartphones hors travail. Aussi, il faut aussi être conscient que l’utilisation des technologies en dehors du travail par les supérieurs immédiats peut avoir un effet négatif sur ces derniers, au-delà des effets sur les personnes qu’ils dirigent. En effet, si un supérieur immédiat envoie des courriels en dehors des heures de travail, il se place lui aussi en position de vulnérabilité quant à l’interférence travail-vie personnelle.

 

POUR CITER CETTE INTERPRÉTATION SCIENTIFIQUE GLOBAL-WATCH

Landry, G., Fouquet, E., Daneau, P., Charbonneau, J. (2018). Quand technologie et vie personnelle ne font pas nécessairement la paire!. Interprétation scientifique Global-Watch disponible au www.global-watch.com

POUR CITER L’ARTICLE ORIGINAL DES AUTEURS DE L’ÉTUDE

Derks, D., Duin, D., Tims, M., & Bakker, A. B. (2015). Smartphone use and work–home interference: The moderating role of social norms and employee work engagement. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 88(1), 155-177.

References

[1] Demeulenaere, P. (2003). Les normes sociales: Entre accords et désaccords. Doi:10.3917/puf.demeu.2003.02.

Pierre Breton
Author: Pierre Breton